Mon trac
Quelque soit l'enjeu
L’état de coolitude dans lequel j’aimerais être avant de chanter (photo de Gerald Petit)
Début septembre, j’ai chanté dans la minuscule église d’un petit village cher à mon cœur. Une cinquantaine de personnes étaient installées sur les bancs de cette microchapelle, il faisait encore jour, c’était, on pourrait dire, sans enjeu, simplement pour le plaisir de l’instant et pourtant… Pourtant, dès le réveil ce jour-là, j’étais obnubilée par ce qui m’attendait quelques heures plus tard sur cette place de village. Comme pour n’importe quel concert.
Un jour de gala, de show, de live, de spectacle, d’offrande de ma personne - ça va on a compris - chaque instant de ma journée est orienté vers un seul point : je chante le soir-même. J’ai honte de l’avouer, mais je ne suis bonne à rien quand je chante le soir-même. Je mets une casserole sur le feu et lorsque l’eau bout je ne sais plus pourquoi je l’ai mise là. J’ai le cerveau cotonneux, ce qui m’inquiète à CHAQUE fois car je me demande ce qui m’arrive, et à quel moment je vais émerger de ce brouillard (on pourrait croire que depuis le temps, je connais la raison de cet état vaseux et j’en tire une leçon, mais non. Je crois que je couve quelque chose). Une conversation suivie me demande un effort. Un trajet me coûte (mais pourquoi cette femme part-elle en tournée, bon sang de bonsoir). J’ai chaud. J’ai froid. Parfois les deux en même temps. Ma tête ne pense pas précisément au concert du soir (elle est hagarde), mais mon corps oui.
Dans ma loge, il me faut mon tapis de yoga pour mes chiens tête en bas et autre posture du pigeon. Mon réchaud électronique (j’ignorais qu’un tel objet existait, c’est Jean-Marc qui, non content d’assurer avec brio la régie générale de ma petite troupe, m’a dégoté cette merveille). Ma couverture polaire de camouflage. Ma bougie. Tout mon univers (pour ne pas dire mon bazar…)
Quand l’heure fatale approche et que je tourne en rond, ce trac monte en intensité. J’aime savoir que mon groupe est à proximité, dans une autre loge, près de la mienne. Ça me permet d’aller les voir très souvent pour rire un peu et écouter leurs histoires ou leurs blagues, ou simplement être dans leur vibration, tout en sachant que je peux retourner dans ma tanière dès que ça me chante. Je furète dans leur espace sans raison, tout en me maquillant, après avoir fait mon teint, puis avec un œil fait et pas l’autre, puis plus tard avec une demie-bouche, etc. Leur énergie et leur humour me galvanisent, leur professionnalisme me rassure (voir Philippe Entressangle échauffer son jeu de batterie à coups de baguettes sur la cuisse tout en proférant des horreurs fait mon bonheur).
J’aime la vie et les coquillettes
Environ une heure avant d’entrer sur scène, c’est coquillettes. J’ai pris cette habitude il y a des années, trop fragilisée par la nourriture aléatoire qu’on nous sert parfois en tournée : les coquillettes c’est sans danger, c’est du sucre lent pur et dur, c’est un rien régressif je le concède, (mais n’ai-je pas été en régression toute la journée?) c’est ce qui me convient, je n’ai pas à réfléchir.
Environ un quart d’heure avant : pliage. J’ai si peur que je ne tiens plus à la verticale, mon corps se replie sur lui-même, tordu de panique. Je me recroqueville, je geins, je souffre comme une perdue et, pardon pour cette confidence, je souhaite secrètement qu’une catastrophe annule tout. Ma raison ne le souhaite pas bien sûr, mais je suis si essorée par l’effroi que je pense que je ne vais pas pouvoir y aller. Qu’on fasse sonner l’alarme à incendie, nom d’un chien !
Mon équipe le sait, mais me demande quand même ce qui m’arrive (on pourrait croire que depuis le temps, tout le monde connait la raison de cet état vaseux et en tire une leçon, mais non. On croit que je couve quelque chose).
La triste réalité (photo de Philippe Entressangle)
Environ cinq minutes avant : je me redresse tant bien que mal et rejoins les coulisses en gémissant et en riant pour rien, en répétant à la cantonade que ça va aller juste pour en avoir la confirmation, tout en prévenant qu’on va tout annuler parce que j’ai un fil qui ressort de mon petit haut. Etreinte collective, angoisse de la chanteuse, bruissement dans la salle, générique.
Quand j’ai commencé les tournées, il y a vingt-cinq ans, j’avais si peur que j’en pleurais. Ça devait être agréable de m’accueillir dans son théâtre… Heureusement je n’en suis plus là. Je flippe à mort, mais je sais au fond que c’est comme ça, et que ça fait partie intégrante du concert. Mon trac est là, je n’ai pas le choix. J’ai appris peu à peu à accueillir cette angoisse, à m’en faire une alliée, un starter, si bien que s’il m’arrive d’avoir moins peur, je peux aller jusqu’à m’angoisser de ce manque d’angoisse ! C’est sans fin… Quel beau métier n’est-ce pas ?
Mon premier accord (un sol majeur) absorbe ma terreur, j’ai soudain hyper envie d’être là où je suis. Mon trac disparait presque instantanément. Je n’ai pas d’explication, c’est peut-être de la sorcellerie, ou le sentiment délicieux d’être enfin à ma place après ces heures difficiles, qu’en pensez-vous ? Parfois mon trac surnage pendant une ou deux chansons, mais la plupart du temps je le dompte et il rentre à la niche tout seul. Le concert a lieu, car il n’y a pas eu de catastrophe. Et le lendemain, ça recommence.
Cette interminable rengaine est valable aussi bien dans l’église du village qu’à l’Olympia. Quelque soit l’enjeu, c’est toujours le même cinéma. Au début des années 2000, alors que je chantais en première partie d’Alain Souchon au théâtre de Bastia, je lui avais demandé si la peur d’entrer sur scène s’amenuisait au fil du temps, persuadée que sa réponse allait me rassurer : “Ah non, ça empire” !
Maintenant vous savez.
À suivre…
Bastia 2002
Un petit point Jeanne
Malgré mon effroyable trac ma tournée continue, je vous annoncerai d’ailleurs bientôt quelque chose d’assez réjouissant, j’ai hâte de vous en dire plus !…






Une belle définition des effets néfastes de ce trac qui nous terrasse (heureusement) momentanément... Je ne chante pas depuis aussi longtemps que vous, mais dans une "autre vie", je me contentais de jouer du piano. C'était éprouvant et, je l'avoue, assez catastrophique ! A présent, je suis plus sereine. Je ne suis pas connue. Je chante pour peu de gens. Il y a toujours ce trac qui me quitte quand j'entame ma première chanson qui commence pas... "commencer" ! Au plaisir de lire votre suite...
Bonjour Jeanne, je me permet de vous appeler Jeanne, ou en tout cas, je me permet de vous demander de me le permettre. Dans une autre vie, j'ai été bassiste dans un groupe pendant une dizaine d'années, puis j'ai fais du théâtre. Le trac me terrassait, je ressentais à peu près la même chose que vous. Ce n'est certainement pas le cas pour moi, mais pour vous, en faisant référence à la célèbre phrase de Louis Jouvet, la raison en est que vous avez énormément de talent, il n'y a aucun doute la dessus.